Les oeuvres d'art
sont-elles trop chères ?
À un collectionneur qui me demandait récemment le prix d'une de
mes estampes infographiques je répondis :- Pour acquérir une partie
de mon âme, pour emporter avec toi un morceau de ma vie et le résultat
de trente ans de travail, un million de dollars ne serait pas trop payé.
Par contre, si on considère que j'exerce aussi un métier, et que
mes estampes sont reproductibles (multiples) que dirais-tu du prix coûtant
plus cinquante dollars ?
Savant calcul
J'avais fait, quand j'étais plus jeune, le savant calcul suivant pour
fixer le prix de mes travaux
:Le prix coûtant des matériaux
+ le prix de l'encadrement
+ le nombre d'heures de travail au salaire d'un
travailleur spécialisé
Le tout multiplié par 2 (Les galeries prennent 50% du prix de vente en
commission)
Comme base de comparaison, j'avais choisi le salaire horaire du plombier. Un
artiste vaut bien un plombier.
J'en arrivais alors à presque mille dollars pour un dessin de 1m x 1.20m,
encadré, taxé, livré, commission de la galerie incluse.
Ma part s'élevait à quatre cent vingt dollars, soit 20 heures à 21$/h.
Pas mal, si j'avais tout vendu...
Dure réalité
Malheureusement, comme beaucoup de mes collègues j'ai rapporté à l'atelier,
pendant des années,toutes les oeuvres exposées lors de mes expositions
dans les galeries et les centres d'artistes. Si le plombier est payé quand
il travaille, l'artiste, lui, est payé quand il vend, cela fait partie
de sa condition de travailleur autonome. On peut avoir besoin d'un plombier mais
on doit avoir envie d'une oeuvre d'art. Question de nécessité intérieure.
Or, la valeur marchande d'une oeuvre d'art n'est pas déterminée
par la nécessité, elle est le résultat d'une convention
entre l'artiste et le public. L'oeuvre d'art vaut ce que le public est prêt à payer,
quels que soient le prix et les efforts demandés pour la produire.
L'offre et la demande
L'offre (production et diffusion réunies) dans le marché de l'art
contemporain dépasse largement la demande. ( cf.: la chronique de février,
Faut-il subventionner la production artistique ? ) Quand on connaît des
surplus d'inventaire et que le client se fait rare, il faut réviser sa
politique de prix.
Si des tableaux ne se vendent pas à mille dollars, il serait peut-être
sage de les offrir à huit cents; et quand finalement on les aura tous
vendus à six cents, on pourra songer à les augmenter à sept.
C'est l'abc du commerce.
De manière évidente, cependant, le commerce de l'art opère
de façon différente. Le prix des oeuvres étant conventionnel,
sans réel rapport avec le prix de revient, la cote d'un artiste se modulant
sur l'engouement d'un public partagé entre l'émotion et la raison,
tout le monde joue comme s'il n'existait que les ligues majeures. Comme les oeuvres
d'art n'ont pas de prix, mieux vaut le fixer plus haut que trop bas.
Et attendre.
Pas surprenant alors que les fonctionnaires du ministère du Revenu doutent
sérieusement de l'expectative raisonnable de profit d'une telle entreprise.
Par ailleurs, combien de fois ai-je vu des artistes, le jour même du vernissage,
hésiter encore sur le prix à fixer pour leur production, ce prix
oscillant du simple au double, à quelques heures d'avis. Certains n'y
avaient tout simplement pas réfléchi, "- de toutes façons, ça
ne se vendra pas..."
L'art subventionné
Certains artistes bienheureux ont obtenu des gouvernements près d'un demi
million de dollars sur quinze ou vingt ans, en subventions et bourses de toutes
sortes. Tant mieux. On comprendra aisément qu'ils soient plus patients à retirer
des profits de leur activité qui, somme toute, ne leur aura pas coûté très
cher. Que leur oeuvre soit ensuite exposée dans des lieux qui sont eux
aussi subventionnés, et que des organismes d'État s'en portent
acquéreurs, il ne sera pas étonnant que les contribuables se posent
triplement des questions.
L'entreprise créatrice
L'art est une activité complexe. Il requiert une sensibilité, des
aptitudes, des apprentissages, des connaissances, des pratiques et des comportements
hors du commun. C'est pour le domaine de l'art et des artistes (avec celui des
sports) que le public voue sa plus grande admiration, son affection.
L'art est aussi une entreprise. On n'a qu'à penser à Rubens, à Rodin, à bien
d'autres encore dans l'histoire de l'art pour s'en convaincre. Au point culminant
de sa carrière, Rodin employait plus de cinquante employés répartis
dans sept ateliers à Paris. Cela n'a rien enlevé au génie
du créateur .
Il est temps que les artistes se convainquent qu'ils sont aussi en affaires et
qu'ils exigent d'eux-mêmes d'abord et de tous les intervenants la même
rigueur, la même éthique et le même professionnalisme.
Car l'art est aussi une profession
Richard Ste-Marie
Mars 1997